Tu crois bien que c’est la première fois que tu te sens aussi faible, aussi minable. Tu crois bien que c’est la première fois que tu doutes de toi. C’est la première fois que tu as honte de l’image que tu lui renvoies, la première fois que tu crains le regard des autres. Tu ne te poses jamais. Tu ne te poses jamais parce que c’est trop compliqué de réfléchir, que tu ne veux pas te rendre compte de ta situation, de ton état mental. Tu ne veux pas te rendre compte de ce démon qui te dévore. Tu ne veux pas être cet homme-là, tu ne veux pas semer la peur et le désarroi où tu vas. Tu ne veux pas perdre ton âme, elle est authentique, et elle est à toi.
Tu ne veux pas te rendre compte que tu vis dans un monde de merde, qu’Orpheus va aussi mal qu’il y a quelques années. Tu ne veux pas te rendre compte que tout autant de toi explose, n’a toujours été que misère. Tu ne veux pas te rendre compte que la maladie dévore ta mère, tu te rassures : elle est plus forte que tout, elle s’en sortira. Tu ne veux pas te rendre compte que ses joues se creusent avec le temps. Tu ne veux pas te rendre compte que sa voix semble de plus en plus faible au téléphone. Tu ne veux pas te rendre compte que Scarlet lui rend encore visite, que parfois tu entends son rire qui résonne comme une menace. Parce que c’est une menace, et que tu sais que ta précieuse mère est la prochaine sur la liste, et qu’au moindre faux-pas, tu la perdras. Est-ce la démone qui a implanté cette foutue maladie dans le corps déjà fatigué de ta pauvre mère ? Tu ne sais pas, mais si elle en est capable : oui, c’est probablement elle.
Tu sers les poings. Tu ne veux pas la perdre. Tu ne lui as pas encore tout dit. Tu ne t’es pas encore excusé. Chaque jour, tu regrettes un peu plus ces mots que tu as pu lui dire, ces gestes que tu as eus lorsque tu étais jeune. Tu te détestes. Elle a toujours fait ce qu’elle a pu, et ça a toujours été énorme, et bien plus que tous ce que les enfants de ton âge ont pu avoir, alors qu’elle avait bien moins que leurs parents. Elle t’a donné les plus belles richesses du monde, elle t’a donné la douceur de ses mains, la chaleur de ses mots, la violence de l’amour. Une violence si agréable, et qui a été si nouvelle à tes yeux. Peu importe l’état dans lequel tu as pu te mettre, elle a été là, elle t’a aimé, elle t’a regardé avec fierté et amour, elle t’aime plus que quiconque sur cette planète. Elle t’a offert son énergie, sa force, sa dévotion, sa vie. Elle t’a offert une enfance, elle t’a délivré de ses démons. Elle a souffert en silence, elle est ton ange gardien.
Et toi… Tu as été un minable. Aujourd’hui, tout ce que cette femme a de plus précieux est entre les mains de l’Enfer. Ton authenticité. Est-ce que perdre ton âme te fera perdre toute la chaleur que t’apporte ces souvenirs, le bonheur que tu ressens lorsqu’elle te sourit, lorsque tu la fais rire ? Ces moments où vos regards se sont croisés à des diners entre amis quelque peu gênants, et que vous avez ris en silence face à la stupidité de Dominique qui débattait constamment avec le vieux John, homme au fort caractère qui n’écoute rien de ce que vous pouviez lui dire, et qui répondait constamment à côté de la plaque. Lorsque vous sortiez de ce si doux enfer, vous vous regardiez, et tu explosais de rire. Elle râlait, tentant désespérément de retenir son propre fou rire : « Non Jack, attends, ils nous regardent encore ! » Et elle te donnait une petite tape sur la tête, son regard brûlant de fierté et d’amour. Ces danses que vous avez fait, ses petits doigts qui grattent maladroitement ta guitare, la mélodie ponctuée d’insultes, puis d’excuses : elle déteste les gros mots. Elle déteste quand son thé est trop chaud, elle sait précisément combien de temps elle doit faire chauffer l’eau pour que la température soit parfaite. Elle déteste quand tu claques de la langue, elle adore quand tu sors ton violon.
Tu ne veux pas la perdre. Tu ne veux pas les perdre. Rien n’a commencé, pourquoi est-ce que ça devrait se finir ? Tu relèves les yeux vers Orpheus, qui te regarde toujours. Les larmes te montent, et pour la première fois depuis que tu es un Getroomez : tu craques. Tu fonds en larmes, et murmures un : « Orph… Je crois que j’ai besoin d’un câlin… »
Alors il te prend dans ses bras, et il te serre. Tu as balayé sa colère. Les sanglots s’intensifient, ton visage se tord. Tout est toujours si compliqué… Tu ne veux pas la perdre. Tu ne veux pas les perdre. Tu ne veux pas te perdre.
Tu vas mal. Tu vas mal, et tu ne supportes pas ce sentiment. La mort ne te fait pas peur, tu arriverais à te flinguer sans trembler. Mais la sienne, celle de ta mère… Si tu es encore en vie aujourd’hui, c’est grâce à elle, et pour elle. Tu ne mourras pas avant ta mère, tu le refuses. Tu es la prunelle de ses yeux, elle ne le supporterait pas. Tu peux encaisser ce fardeau : c’est ton rôle de fils. C’est dans l’ordre des choses. Une mère ne devrait jamais avoir à perdre son enfant, c’est une véritable déchirure. Elle va se haïr, elle va s’en vouloir, elle va se torturer, et tu ne veux pas en être la cause. Tu ne veux pas que cet amour qu’elle te porte devienne un véritable fardeau, un démon qui se perche sur son épaule. Tu ne veux pas toi, la personne qui lui donne des ailes, la plonge en Enfer.
Mais tu sais, Jack, même si ça vient à arriver, il n’en sera rien de tout cela. Oui, elle s’en voudra, et tu lui manqueras, tu lui manqueras plus que tout. Et je ne vais pas te mentir, ça tue de l’intérieur, on ne s’en remet jamais réellement. Elle pensera à toi tous les jours, et elle pleurera. Beaucoup. Elle regardera probablement les étoiles en se demandant si tu en fais partie. Mais elle trouvera rapidement la question : Evidemment, tu brillais déjà tellement de ton vivant ! Alors elle sourira, et elle t’adressera quelques mots, à toi, son fils. Cet être qu’elle a toujours aimé, et qu’elle aurait aimé pareil s’il n’avait pas été né. Elle se sentira bête de s’en vouloir, tu es une âme qui s’est accrochée à elle, elle sait que vous finirez par vous retrouver. Vos destins sont liés, et toi, tu ne veux pas qu’elle s’en veuille. Tu veux qu’elle arrive à se pardonner, qu’elle arrive à se pardonner de ne pas avoir été parfaite à certain moment, de ne pas avoir été assez forte. Elle est humaine, elle aussi elle a commis des erreurs : mais elle t’a déjà aimé tellement, au fond d’elle, c’est plus fort qu’elle tous ces remords qu’elle a. Vous finirez toujours par vous retrouver, et ça la fait sourire.
Il te serre encore un peu plus fort : ça fait longtemps que vous ne vous êtes pas fait de câlin. « Excuse-moi, de vilaines pensées… » Tu te redresses, et essuies tes larmes. Tu sors ton téléphone, le déverrouilles, et le lances sur la table. Sur le petit écran, une photo de la démone. « Scarlet, je ne sais pas si c’est son véritable prénom. Ouais, je suis tellement à la traine que, même ça, je l’ignore… Je ne sais pas non plus comment elle te connait. Je ne sais rien… Et je ne peux pas te dire grand-chose, c’est trop dangereux pour mon entourage. »
Tu redresses les yeux en sa direction, ces derniers sont encore rougis par les larmes. Un sourire étire tes lèvres, et tu confesses : « Avec des câlins pareils, je comprends mieux pourquoi Sam est tombée amoureuse de toi, elle va être jalouse quand je vais lui dire~ »