Burn in Hell ¤ Céleste

Le pas décidé. Le regard droit. Les mains dans les poches. Le casque sur les oreilles. Tu évites une personne un peu trop pressée. Le rythme de ta marche se calle sur celui de la musique. Sortir. C’est devenu compliqué pour toi, mais tu te dis que si tu t’enfermes dans tes craintes, tu n’iras jamais mieux. Tes plaies ne cicatriseront jamais. Et qu’est-ce que ça te gonfle d’avoir pris la place de la victime. Qu’est-ce que ça te gonfle d’être en capacité de comprendre ce que tu as toi-même pu faire subir à certaines personnes.

Tu ignores platement les supplications d’un sans domicile fixe. Ce n’est pas ta faute s’ils se sont foutus dans la merde, ce n’est pas à toi de payer pour leurs erreurs passées. Tu ne sais pas trop où tu vas, mais tu y vas. Alistair habite à l’opposé, tu essayes de te détacher un peu de lui. Tu sais qu’il te viendrait en aide si tu venais à avoir peur. Si tu venais à être tétaniser à cause d’une personne qui pourrait ressembler à Ange.

Et finalement, ce qui se profile au loin est bien pire que tout ce que tu aurais pu imaginer. Bien pire qu’Ange. Céleste. C’est à cause d’elle que tu as fui cette vie. A cause d’elle que tu as fini entre les griffes de cette démone. A cause d’elle que tu crains le moindre éclat de voix autour de toi, que tu as constamment besoin de musiques pour ne pas te faire laminer la gueule par ta conscience, tu ne savais même pas qu’elle existait avant tout ça. Pour ne pas penser en boucle à ces tortures que tu as vécu pendant plusieurs années.

Tu augmentes le son de ta musique et changes de trottoir. Tu es à deux doigts de prier le Saint Patron (c’est écrit avec un poil d’ironie), supplier pour qu’elle ne te voit pas. S’il y a bien une personne que tu voulais éviter ici, oublier, c’est bien elle.

Putain. Elle t’a vu. Et elle est toujours suicidaire, ça n’a pas changé. Tu n’as jamais été tendre avec elle, bien au contraire, et tu l’assumes clairement. La faire souffrir te faisait du bien. Sa faiblesse te satisfait autant qu’elle t’énerve. Et là, tu ne comprends pas. Vous vous êtes simplement croisés dans une rue, c’est à peine si tu venais d’entrer dans son champ de vision. Pourquoi te court-elle après ? Pourquoi est-ce qu’elle te pourchasse ? L’harcèlement lui manque ? Elle a besoin de ça pour se sentir vivante ? Tu n’as aucune envie de retirer ce casque. Tu n’as aucune envie de faire ami ami avec elle, tu détestes jouer à ce jeu-là.

Regardez-la. A agiter les bras comme une idiote avec son sourire niais. Tu t’assombris. Ton regard s’obscurcit à la vitesse de la lumière. Un dernier avertissement, du type : ne m’approche pas. Parce que tu ne retiendras pas tes mots. Tu ne calmeras pas tes pulsions, tu joueras de ta cruauté, tu écraseras ses derniers espoirs, ceux d’être ton amie, où tu ne sais quoi encore. Tu feras en sorte qu’elle tombe, encore et encore. Suffisamment profondément pour qu’elle n’ose plus jamais te regarder dans les yeux, qu’elle n’ose plus jamais t’adresser la parole. Que plus jamais elle vienne te voir en courant comme elle le fait là.

Elle arrive à ta hauteur. Sans même retirer ton casque, tu susurres agressivement : « On n’est pas dans un film. J’vais pas te serrer dans mes bras. » Ton œil se pose enfin sur elle. Un regard froid. Glaçant. Menaçant. Embrasé par la colère. « Dégage, microbe. »

Elle te demande pardon. Mais sait-elle seulement ce qu’elle a à se faire pardonner ? Sait-elle pourquoi elle s’excuse ? Non, si elle savait, elle ne serait pas là à te supplier pour un pardon. Elle te demanderait des explications. Et c’est déjà ce qu’elle devrait faire : si tu devais disparaitre 10 ans à chaque que quelqu’un insultait ton frère, tu ne serais pas sorti de l’auberge. Non, c’est quelque chose de bien plus violent, de bien plus outrageant que des insultes. Tu as ta morale. Tu obéis à tes propres lois. Et il se trouve que cette ange constitue un crime passible de plusieurs millénaires de tortures. Et toi, t’es un lâche. Et tu l’assumes. Un lâche qui l’a maltraité pendant plusieurs années de sa vie et qui en a tiré un plaisir presque jouissif. Un lâche qui s’est pris un beau coup de karma ensuite. Ouais, c’est toi ça.

Tu finis par enlever ton casque après avoir la musique. Tu ne décroches pas ton regard d’elle. Tu n’es pas prêt de le détourner. Cette innocence… Elle réveillerait presque ton p’tit côté fougueux si seulement la colère ne dominait pas. « Ecoute Céleste, tu n’auras pas mon pardon. J’aurais espéré avoir une femme qui s’assume un petit peu plus devant les yeux à mon retour, une femme moins faible, qui sait s’affirmer. Finalement, te voilà. Et sache que je ne m’attendais à pas grand-chose, mais j’suis quand même déçu. »

Tu t’avances, de manière à la cacher du soleil. Tu te penches pour se mettre à sa hauteur. Un petit sourire presque compatissant étire tes lèvres. La pauvre fille… Elle te répugne. C’est dingue comme cette envie de l’écraser contre un mur est revenu en quelques secondes : « Destinée à vivre dans l’ombre de quelqu’un… Alors même que tu es censée briller, vivre sous le feu des projecteurs… Pauvre Céleste, tu es vraiment destinée à vivre dans une tragédie, même moi, tu m’donnes envie de chialer… »

Tu lui tournes le dos, sors une pièce et la jette en sa direction habilement à l’aide de ton pouce : « Pour t’aider à guérir de tout ce qui ne tourne pas rond dans ta p’tite tête. Tu pourras te payer une glace devant un film romantique à chier et chialer comme une p’tite merde, ça te correspond bien. »

Tu viens de vivre 10 ans de tortures perpétuelles. 10 ans avec cette femme qui se fait appeler Ange, mais qui n’a d’angélique que le prénom. Alors non, l’impact de la pièce sur ton crâne ne te fait pas mal. L’effet d’une piqure de moustique, pour donner un comparatif. Cependant, ce geste a su tirer de toi une chose. Une seule. Tu te retournes, et la fusilles platement du regard. Qu’est-ce qu’elle te fait là ? Un AVC ? Tu dois appeler les ambulances ? Boaf, non, même si c’est le cas, tu la laisserais crever sur son béton froid et dur. Ça ne te fait ni chaud ni froid.

Bordel, ce qu’elle est amusante. Tu avais presque oublier. Tu glisses jusqu’à elle, aucun sourire n’éclaire ton visage. Un prédateur. Les gens autour n’osent même plus regarder la scène, même eux te craignent. Ils abandonnent Céleste à son pauvre sort, parce que c’est tout ce que les humains savent faire. Fermer les yeux face à la détresse. Elle, elle donne toutes ses vies pour eux, et tout ce qu’ils lui offriront en retour, c’est de la merde. Des coups de couteaux. A répétition, encore et encore. Sans jamais se lasser. Quelquefois, tu te dis que tu es vraiment du bon côté de la barrière. Enfin bref.

Une fois que tu es à sa hauteur, tu passes un doigt sous son menton, caresses doucement la ligne de sa mâchoire. Si tu le pouvais, tu attrapais sa gorge, la plaquerais contre le mur, et tu attendrais de sentir sa flamme qui s’éteint, son dernier souffle qui s’échappe. Mais tu ne le peux pas, non, bien trop de témoins. Tu te contentes de ces caresses, brûlantes, annonciatrices de mauvais présages… Tu murmures d’une voix suave : « Céleste, Céleste, Céleste…. Moi qui me demandais pourquoi tu t’appelais le chihuahua dans mon téléphone, merci de tout faire pour que les gens se souviennent de ces bons souvenirs… Tu n’as toujours su qu’hurler, aboyer. Exactement les chihuahuas : tu t’attaques à plus fort que toi, et après, tu t’étonnes de perdre une patte. Tu n’as pas changé non plus. »

Tu hausses rapidement un sourcil. Attitude parfaitement dédaigneuse. Tu la relâches de toute cette pression et t’éloignes à nouveau de l’archange. Tu lui adresses un petit signe de main, à nouveau : « Merci du compliment en tout cas, Kiki ! »

Ouais, c’est bien ça. Ça fait bien nom de chihuahua.

Versus. Versus. Versus. Versus. Versus versus versus versus. Tu inspires. Tu expires. Versus. Versus. Ce mot qui te hante depuis le jour même où tu l’as rencontré. Ce mot qui te hante depuis ce procès où vous avez été pendu il y a quelques siècles de cela. Cette femme qui s’agrippe à tes pensées, qui te fait tourner en bourrique à l’instant même où elle t’adresse la parole. Tu veux te retourner, la prendre dans tes bras, la rassurer, lui dire que non, tout ne va pas bien, mais que tu es heureux, au fond, de la retrouver. Tu veux lui dire tout ce qui te pèse sur la conscience, lui dire que c’est elle que tu as fui ce jour-là, il y a 10 ans de cela, que de tout ce qu’il peut y avoir de terrifiant sur cette Terre, c’est elle dont tu as le plus peur. C’est d’elle, de toi, de vous. Parce qu’au fond, tu sais. Tu as toujours conscience de tous ces sentiments qui t’habitent, et que c’est à cause de ça que tes pas se font de plus en plus lents, que tu t’éloignes d’elle sans grande conviction. 10 ans. 10 ans, et à peine revenu à Thunder Bay, tu tombes sur elle. Les contraires s’attirent. Tu ne peux pas la fuir. Elle continuera de te hurler dessus comme une furie sans trop savoir ce qu’elle dit jusqu’à que tu lui apportes cette attention qu’elle mérite, tu le sais.

Tu lui as manqué. Cette fois-ci, tu t’arrêtes, brutalement, le souffle presque coupé. Tu as tout fait. Tout fait pour qu’elle te déteste. Tout fait pour que ses sentiments disparaissent. Tu as tout fait pour l’anéantir, espérant de temps à autre qu’elle finisse par se foutre en l’air pour ne plus avoir à ressentir tout ça lorsque tu la regardes. Mais non. Tu lui as manqué. Toi, son bourreau. Tout, son harceleur. Toi, le démon qui n’est que débauche selon elle. Toi, tu lui as manqué. Aucun sourire n’étire tes lèvres, tu es impassible lorsque tu te retournes. Tu lèves ton index, et déclares :

« Une semaine. »

Quelques secondes de silence. Pesant. Qu’es-tu en train de faire ? Es-tu sûr que c’est ce que tu veux ? Que c’est le bon choix ? Es-tu certain d’en avoir envie ? Les questions se bousculent dans ta tête en un tourbillon de pensée qui menace de t’emporter. Mais tu ne montres rien de ce moment de trouble. Absolument rien, impassible.

« Je te laisse une semaine pour comprendre pourquoi je suis réellement parti, et pour réussir à obtenir mon pardon. Tu as champ libre, surprends-moi. Je suis à toi pendant une semaine à partir de maintenant. Tu n’auras pas un jour, une minute, une seconde de plus, Céleste. »