Noyer ses problèmes au fond d'un verre ▬ Grace

 
- Encore un verre siouplé !

J'en suis à mon deuxième, et je crois que ça ne vient que de commencer. Aujourd'hui j'ai reçu les réponses pour tous les entretiens que j'ai passés dans la semaine. Mais pourquoi tuer le suspense ? Est-ce qu'un vainqueur serait là à picoler comme un looser comme moi ? Non, un vainqueur serait en train de picoler avec une aura de triomphe, comme si ce n'était pas de la liqueur qu'il boit mais un quelconque nectar de victoire. Je commence à penser que la seule chose que je réussis, c'est de me foutre des races quand ça va mal et de dévaliser les rayons de clopes parce que l'anxiété est plus forte que moi.

Ouep. Ce soir, je fête mon énième jour en tant que chômeur et sdf. Je lève mon verre comme pour trinquer à une médaille imaginaire. J'ai au moins mon humour à moi. Je souffle un soupir de satisfaction un peu trop sonore pour être vrai.
J'aimerais pas qu'Alex me voie comme ça là tout de suite. Mais là tout de suite, j'ai besoin de décompresser, comme ça je vais pouvoir me mettre encore plus fort à la recherche d'emploi demain. C'est vraiment pas ouf de l'accueillir dans des cafés à chaque fois que je la voie parce que j'ai pas d'endroit décent à moi.

Je jette un coup d'œil sur le côté et remarque une comparse de bonnes mœurs. Je souris légèrement.

- Et vous, c'est quoi le poisson que vous cherchez à noyer ?

Y'a rien de tel que l'alcool pour se sentir empathique et solidaire envers autrui.
 

 
Je grimace à la nouvelle. Outch. Je peux que comprendre. Quoique Jody a toujours été réglo, surtout que je fais attention à être présentable quand je m'occupe de ma louloute. Mais si elle me faisait un coup pareil... Je ne sais pas comment je le prendrais en vrai.
... Très mal.
Je regarde le fond de mon verre.

Probablement encore plus que là en fait.

Je re-grimace/souris de compassion.

- C'est toujours les nouveaux qui sont parfaits. À croire qu'il y a une mode même chez les amoureux.

Je ne comprends toujours pas ce que j'ai fait pour qu'elle me jette comme une merde après des années ensemble. Tout semblait aller bien, on avait une situation stable où l'on se respectait et prenait soin l'un de l'autre. De notre petite.

Je ricane légèrement pour dédramatiser.

- Warf, sdf et sans emploi. J'ai reçu de nouveau aujourd'hui que des réponses négatives après un an dans cette situation.

Je regarde tristement mon verre.

- Je peux comprendre que trop bien ce que ça fait d'être séparé de son petit.

Je redresse mon regard sur la rousse.

- Ça fait longtemps pour vous ?
 

 
Une partie de moi espérait vraiment fort que Jody trouve enfin tous les défauts dont est bourré ce gros con de Lucien. Mais ça semblait mal parti. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien lui trouver bon sang ? Il est aux antipodes de ses propres valeurs !

Huit ans ? C'est énorme. La compassion grandit encore plus dans mon regard. Quel courage pour s'accrocher. Enfin, je fais pareil. Je pense qu'on sait tous les deux à quel point c'est difficile, c'est tout.

Grace, ça lui va bien comme prénom.

- Moi c'est Roland. Enchanté au f- Je manque d'avaler de travers ma respiration à sa tape dans le dos. Quelle force ! f-fait.

Mais ça a quelque chose de très convivial cette bonhommie. Disons que je préfère la tape dans le dos plutôt que le poing dans la gueule.

Je l'écoute attentivement, parce qu'il y a quelque chose de réconfortant à retrouver son malheur dans celui des autres. On se sent moins seul et donc moins ciblé par le sort. CQFD. De nouveau, grimace.

- Ah ouais.... Vraiment pas cool ça.

On va pardonner mon manque de poésie hein, je suis pas écrivain.

- Elle vous a lâchée juste pour ça ? C'est vache.

Je soupire et regarde de nouveau mon second meilleur ami de la soirée après cette dame : mon verre.

- Au moins vous savez pourquoi, remarque... Je n'ai même pas eu le droit à une explication.

Elle avait déboulé, avait annoncé la nouvelle et tout s'était accéléré en quelques jours. Et à la fin de ces quelques jours, j'étais balancé dehors avec une valise mal faite. Puis le tribunal. Puis Jody qui récupère la garde d'Alex. Bref, tout trop vite, sans être prévisible.
Je relève les yeux sur Grace.

- Vous ne vous dites pas des fois que la vie est injuste ?

Je sais pas si j'attendais d'elle qu'elle se conforte à ma déclaration ou qu'elle trouve des contre-arguments.
 

 
Au départ je comprends pas trop. Comment ça "comme moi" ? Elle est vachement plus charismatique. Et beaucoup plus baraquée aussi. On n'a rien à voir elle et moi, c'est comme si tu comparais Laurel et Hardy.

Puis j'entends le mot "bite" et je bug.


AH !


OK !


Bite.

Le mot résonne bêtement en écho dans ma tête.

J'ai du mal à l'imaginer avec. Puis je me dis que ce serait vraiment très étrange de chercher à imaginer une inconnue à poil dans ma tête. Mais euh, je l'accepte comme elle est hein. Chacun son slibard comme on dit... C'est pas ça l'expression ? Je ris légèrement à sa blague.

Je comprends bien ce qu'elle veut dire. J'ai moi-même en tout et pour tout seul repère ma petite Alex. Je serais encore plus un looser sans elle dans ma vie.
Je re-grimace à ce qu'elle dit. Franchement je comprends pas comment les gens peuvent penser ça. Ils vont surtout perturber les mômes à leur arracher leur parent comme ça. Je me demande si on leur a même expliqué la situation. Enfin c'est pas mon affaire... Je pense. En quelque sorte si, par solidarité entre niqués par la vie je présume.

Je tressaute au coup du poing et ressens une grosse compassion pour la pauvre table, mais très franchement, si j'avais la même force qu'elle et un tempérament un peu moins soumis, j'aurais fait pareil.

- Non mais euh... J'comprends. Vraiment. Pas besoin de s'excuser. Ça va le poing ?
 
Elle a dû se faire mal non ?

- Moi non plus... D'habitude je traînerais pas par ici. Je soupire. Je serais en train de projeter un de ces vieux films has been en prenant mon kiff.

Je regarde Grace.

- Vous savez quoi ? Je lève un peu mon verre. Je trinque au fait qu'on ait au moins pu se croiser ce soir. Y'a rien de plus naze que se morfondre seul dans son coin. Et je trinque aussi à l'espoir que ça ira mieux pour nous deux. Et qu'on nous laisse être de bons parents en paix. Une déclaration un peu plus douce que le bon "Tout cramer pour repartir sur des bases saines".

Parce que se morfondre à deux a parfois cette petite magie de créer de l'espoir même au plus fond du trou.

 
Et on trinque ! Et bizarrement, je me sens déjà un poil mieux. Je ne crois pas à l'adage que l'homme est un loup pour l'homme. Il y a déjà tellement de soucis sans qu'on s'en rajoute mutuellement.
Sa demande me surprend parce que je n'y avais pas pensé. Je blague :

- Bientôt on va pouvoir fonder le bureau des parents en galère haha.

Mais ça ne me déplaît pas qu'on garde contact. Et euh, oui, amical le contact. Non pas que Grace ne me plaise pas ou quoi. Juste pas encore prêt pour une autre relation là tout de suite. C'est ça aussi qui fait mal : j'ai encore des sentiments pour Jody. Et j'ai toujours un bout de moi qui a l'espoir qu'elle revienne un jour. Franchement si j'avais la formule pour de nouveau conquérir son cœur, je m'y mettrais corps et âme, là tout de suite. Mais à chaque fois qu'on se voit, elle évite tout sujet trop proche.

Bordel, pourquoi tout est aussi compliqué ?

- Avec plaisir, Grace. Euh mon numéro c'est : [LE FABULEUX NUMERO DE TELEPHONE DE ROLAND LE PAPA CELIBATAIRE].

Je pense qu'il y a vraiment moyen qu'on se booste mutuellement. Qu'on soit une meute, pour reprendre l'expression ci-dessus. C'est une super idée qu'elle a eue.

En déverrouillant mon téléphone pour faire l'échange de sms - que je profitais du bar pour recharger -, je tombe sur mon fond d'écran : une photo avec moi et mon petit bout de chou d'Alex et son sourire édenté de môme. Je sens mon regard fondre.