QUOI ?! (ft Kaela Roy)

Enfin. Après tant de temps passé seule, tant d’années à craindre chaque surnaturel croisé, il y en avait enfin un auprès duquel être ne lui faisait pas peur. Un comme elle, un miracle, un bâtard. Elle devait cette rencontre à Sam, encore une de plus. Sam les bons plans.

Kae était angoissée, stressée, impatiente, excitée, terrifiée, heureuse. En même temps. Oui, ça fait beaucoup, mais bon, ça peut se comprendre. Orpheus était le seul bâtard qu’elle connaissait – elle ne le connaissait pas encore, certes – mais bon. Elle savait qu’ils allaient pouvoir parler de tout ce qu’ils ressentaient, de tout ce qu’ils savaient, librement. Libre. Elle était impatiente.

Elle avait préparé l’itinéraire sur son téléphone et marchait vite, en essayant de ne pas marcher trop vite. Mais c’était dur, si dur. Il fallait lutter pour ne pas courir, pour ne pas dévoiler sa nature. On en était là. L’avantage c’est qu’elle ne risquait pas d’être en retard. Mais elle serait surement en avance.

Arrivée devant la porte, elle souffla. Une grande inspiration, une longue expiration. Deux. Et puis trois. Son doigt enfonça le petit bouton blanc et la sonnette se fit entendre. Des bruits de pas. Son cœur battait si fort. Orpheus ouvrit la porte en la saluant. Elle le salua à son tour et entra dans l’appartement. Elle regardait son hôte pendant qu’il lui offrit une quantité de boissons étonnante.

« Je veux bien un thé à la menthe si tu as, merci. » demanda-t-elle avec un petit sourire. Elle ouvrit son tote bag et sorti un petit pot en verre dont le couvercle rouge et blanc ressemblait fortement à un motif utilisé sur des couvertures de pique-nique. Elle tendit le récipient vers Orpheus en expliquant : « C’est de la confiture de fraise que ma grand-mère a fait avec les fraises qu’elle avait fait pousser et congeler… Je me suis dit qu’avec les crêpes ça pouvait être pas mal… et je voulais pas venir les mains vides. »

La dernière partie de sa phrase, elle la regretta presque instantanément. Ce n’était pas une rencontre entre deux bâtards mais une rencontre entre deux personnes stressées. Elle souriait doucement. De toute façon, c’était trop tard, et puis il lui avait quand même proposé un plaid comme boisson chaude.

Kaela posa son sac dans l’entrée avant de commencer à retirer ses docs. Elle n’allait pas se balader avec ses chaussures très probablement dégueu au milieu d’une maison ou d’un appart. Elle se dirigea ensuite vers le salon, balayant la pièce des yeux, avant de s’asseoir en silence sur le canapé. Elle se tenait trop droite pour être à l’aise et triturai ses doigts. Elle avait tant de choses à dire et à la fois rien ne sortait. Cela dit c’était mieux ainsi vu qu’Orpheus n’était pas encore dans la pièce avec elle. Elle vérifia une dernière fois son téléphone et le mit en silencieux avant de le glisser dans sa poche. Ils ne pouvaient pas être dérangés.

« Merci, » avait-elle répondu doucement en enlaçant la tasse de ses longs doigts fins. Kaela observait le bâtard s’activer devant elle. Elle était immobile et réalisait seulement qu’ils pouvaient tous les deux baisser leur garde vis-à-vis de leur pouvoir quand ils étaient ensemble. Elle n’avait pas à faire attention quant à sa vitesse de déplacement. Parler trop bas n’était pas non plus un problème. Ne pas allumer les lumières ne les gênerait pas non plus. Elle eut un petit sourire. C’était confortable. L’idée d’être enfin soi-même était agréable.

Elle ne pouvait pas cependant pas se détendre complètement. Orpheus était un bâtard, il n’en connaissait pas d’autre, il partageait sa situation, mais il restait un inconnu. Kaela ne se sentait pourtant pas en danger, c’était plus pour se rassurer, rester dans ses vieilles habitudes de faire attention quand un surnaturel était proche. Après tout, son hôte était ami avec Sam. Et il avait l’air tout aussi perturbé qu’elle. Mais elle ne pouvait pas ne pas rester sur ses gardes.

Les questions étaient directes, mais ils étaient là pour ça, pour en parler. Pour dire ce qu’ils ressentaient, ce qu’ils vivaient. Elle laissa flotter un léger silence, comme si elle réfléchissait à sa réponse, alors qu’elle n’en avait pas le besoin. Elle se lança enfin :

« J’ai rencontré un démon quand j’avais 17 ans. Il m’a expliqué tout ce que je sais et m’a aidé à gérer un peu mieux mes hypersensibilités. Il est parti à la fin de l’année scolaire et depuis j’ai parlé à un ange une fois, il m’a filé sa carte de visite d’ailleurs. Mais sinon, non, je n’ai personne. J’arrive à gérer, enfin à éviter les crises. Je vais être franche : je contrôle pas grand-chose, je sais pas si j’ai d’autres pouvoirs que ceux de bases non plus. Je switch rarement, ça me bouffe mon énergie pour lutter contre. »

Kaela pris une gorgée de thé. Il était délicieux, sentait divinement bon. Parler la détendait et elle laissa un petit soupir s’échapper. Son stress baissait enfin.

« Je sais pas si je te l’ai dit, mais j’ai que 21 ans. » Elle marqua une pause, elle savait qu’il comprenait ce que son âge signifiait. Il pouvait surement ressentir son appréhension et les peurs qu’elle gardait enfouies, au plus profond de son être. Elle ne pouvait pas en parler, à personne. La porte s’entrouvrait enfin, et elle se retrouva presque submergée par ses émotions, ses craintes. Elle prit une grande inspiration puis souffla doucement, les yeux plongés dans le liquide brun et fumant.

« Et toi tu as quelqu’un qui t’aide ? Tu contrôles ? » demanda-t-elle d’une voix plus basse, comme si poser des questions étaient plus difficile qu’y répondre.

Kaela baissa les yeux. Il n’avait que 27 ans et en avait presque fini avec la folie. Elle avait à nouveau l’impression d’être une enfant qui voyait les « grands » passer et réussir leur examens, persuadée qu’elle n’y arriverait jamais. Les examens, elle les avait réussis ; mais ça, elle ne pourrait pas en être sûre avant que ce soit passé – peu importe la façon.

« Merci. » A nouveau, c’était le seul mot qui sortait, doucement. Il fallait qu’elle respire. Il lui restait du temps, et l’arrivée d’Orpheus dans sa vie était un point positif. Elle avait quelqu’un qui avait déjà vécu ce qu’elle allait affronter. Quelqu’un qui serait là si besoin, quelqu’un qui la comprenait. Cette idée détendit la jeune bâtarde. Elle avait le temps d’apprendre. Un sourire faible naquit sur ses lèvres.



Elle écouta le récit. Être orphelin était un dénominateur commun chez les bâtards. Elle avait Sienna, certes, mais elle n’avait presque pas connu sa mère et, connaissant sa condition, elle ne pensait pas son père mort. Elle aurait tant aimé être guidée par quelqu’un comme Orpheus l’avait été.

On ne pouvait pas dire que Leth l’avait pris sous son aile. Elle avait beaucoup appris grâce à lui, elle le savait, mais elle savait aussi ce qu’il s’était passé quand il était parti et qu’elle s’était retrouvée seule. A quel point elle avait été désemparée face à ses pouvoirs, face à tout ce qui lui manquait pour survivre, pour contrôler. Le résultat ? Elle avait tellement tout enfoui et faisait tant pour ne pas perdre le dessus qu’elle ne connaissait rien – ou presque – de ses capacités les plus basiques et cramait son énergie dès que le démon prenait le dessus. D’ailleurs, il n’avait jamais réellement pris le dessus, pas encore.

Elle doutait souvent de son instinct, de sa petite voix. Comment être sûre que ce qu’elle ressentait n’était pas le résultat d’une manipulation démoniaque. Elle se plaisait à se dire que ce n’était qu’un parasite en elle. Kaela se dissociait de sa part d’ombre, la reniant, la repoussant, l’enfermant. Il était plus simple de vivre en se pensant une humaine gentille, bienveillante ; qu’en tant que bâtarde avec tout ce que cela impliquait. Surtout quand cette technique fonctionnait depuis des années.



La tendresse se lisait sur son visage. La façon dont Orpheus parlait de Sam, le fait qu’elle avait vu son corps se détendre, son stress se calmer. C’était incroyablement mignon. Elle avait vu les regards qu’il lui lançait pendant leurs révisions. Kae n’avait pas réussi à savoir si les sentiments étaient réciproques, mais elle l’espérait secrètement. Elle souhaitait à son amie de trouver de l’amour, de la tendresse, et tout ce qu’elle n’avait pas pu recevoir enfant. Elle voyait tout ce qu’Orpheus serait prêt à faire pour elle.

« Je suis contente que tu arrives à en parler avec moi. Je comprends ta frustration de ne pas pouvoir parler de tout ça avec les humains qu’on apprécie… Je vis avec ma grand-mère maternelle, c’est elle qui m’a éduquée. Je sais que le démon, c’était mon père. L’histoire officielle raconte qu’il est mort quand ma mère était enceinte de 7 mois. Je t’avoue que je n’y crois pas trop. Pour moi, il est juste parti après avoir maquillé sa mort. Ma mère est morte le jour de mes 2 ans, tuée par un voleur, dans sa maison à Montréal. Ma grand-mère m’a ramenée avec elle et j’ai grandi ici. »

Kaela regarda la crêpe dans l’assiette. Elle était belle. L’odeur sucrée chatouilla ses narines et lui mit l’eau à la bouche. Elle posa sa tasse sur la table avant d’attraper un pot de pâte à tartiner maison et de l’ouvrir doucement. Elle y jeta un coup d’œil et sourit.

« Ca à l’air incroyable, faudra que tu m’passes la recette ! »

Kaela écoutait les mots flotter dans l’air avec un sourire réservé. Comme il était difficile de se laisser aller, de s’ouvrir à l’autre. Pouvait-elle vraiment le faire ? Une infime partie d’elle doutait de tout, de tout le monde, constamment. Se confier, se dévoiler, c’était faisable, mais sur ce sujet-là, c’était compliqué.

Ce n’était que le début.  Les évènements qu’elle avait décrits n’étaient que des faits. Jamais elle n’avait pu partager les émotions, les sensations, le vécu. Une nouvelle porte s’ouvrait. Un chapitre rassurant.

Avait-elle fui les surnaturels ? Absolument. Elle ne l’avait pas fait consciemment, c’était plus son instinct. Tout le monde avait une aura repoussante. Démons ou anges, c’était pareil. Ça expliquait sûrement pourquoi elle n’avait jamais pu échanger à ce sujet. Il faut dire qu’entre Lethor et Luke, elle n’avait pas non plus eu les meilleurs interlocuteurs. Les deux l’avaient conseillée, mais jamais ils n’avaient parlés de ce qu’elle vivait, de ce qu’elle ressentait.



Elle y pensait souvent sans jamais en parler à personne : comment allait-elle poursuivre ses études ? La crise de folie arrive à 25 ans, il lui reste quelques années encore, mais elle ne pensait pas être capable de finir. Peut-être qu’Orpheus pourrait la rassurer à ce sujet, un jour.

« Je l’ai rencontré il y a quelques mois. Elle dormait. Sur une table. Au labo. Avec les cadavres. »

Kaela avait marqué une petite pause à chaque fin de phrase, dramatisant la situation. Elle continua en souriant, marquant quelques phrases de rire léger, amusés :

« Sauf qu’au début je l’avais pas vue, mais j’arrivais pas à bosser car j’entendais respirer. Et toi comme moi on sait bien que les morts, ça respire pas. Bon quand je l’ai vue ensuite j’ai compris qu’elle dormait, en plus on a rarement des cadavres complètement habillés… Et après j’ai mis de la musique pour bosser, et elle m’a fait un jump scare en venant me parler. »

La bâtarde étala consciencieusement la pâte à tartiner sur sa crêpe avec d’en prendre une bouchée. Dé-li-cieux. Ses épaules retombèrent et elle laissa un petit « hm » de contentement s’échapper de sa gorge. Cette crêpe avait un goût de liberté.

« Et toi ? Vous vous connaissez depuis longtemps non ? »

Il était mignon. La façon dont il parlait de Sam et de ce qu’elle lui apportait était si douce. « Redécouvrir le bonheur » ; il ne se rendait vraiment pas compte. Ses sentiments débordaient, il transpirait de l’amour pour la jolie Curtis. Kaela écoutait en silence, un petit sourire amusé sur ses lèvres. Elle ne dirait rien, elle n’avait pas besoin. Elle espérait juste secrètement qu’il n’y avait pas une 3ème personne qui trainait avec eux, car ce n’était plus une chandelle mais les chandeliers du château Versailles qu’elle aurait à porter.

« … »

Elle allait répondre. Elle allait disserter sur la douceur des muffins au chocolat noir parsemés de pépites ; mais non, Orpheus n’avait pas fini de parler de Sam. Et qui dit Samantha Curtis, dit Ezéquiel Curtis. L’expression de Kaela s’adoucit, son sourire se fit plus tendre et elle se détendit un peu plus, relâchant ses épaules. Et puis les mots du bâtard s’imprégnèrent en elle et son sourire grandit de plus en plus. Il est trop concentré sur sa dernière et ultime crêpe pour voir ce qui va arriver. Cela dit il devrait le savoir, vu qu’il vient d’énoncer les faits à Kaela.

« Orpheus… je suis désolée ! »

Le rire qu’elle retenait en elle s’échappa. Elle savait qu’elle n’avait pas besoin de lui expliquer pourquoi elle lui avait répondu ainsi. La façon dont il avait râlé sur Ez était drôle. Il avait lâché tout ce qu’il avait sur le cœur. Et à nouveau, sa malédiction se répétait.

« Je veux bien admettre qu’Ez est un petit con… » elle laissa planer un silence, toujours amusée par la situation. Penser à lui la mettait de bonne humeur, il lui donnait envie de s’amuser. Oui, Ez était un petit con, mais pour Kae, c’était plus un surnom affectueux qu’autre chose. Un rire léger se fit entendre.

« Il se pourrait que je connaisse Ezéquiel car Sam m’a donné son numéro. Et la probabilité que je sois romantiquement impliquée avec ce Curtis est de 1. » La formulation était choisie pour ajouter au drame de la révélation.  La bâtarde posa sa main sur la tête d’Opheus, le regardant d’un air mi-amusé mi-désolé.

« Je te jure que c’est pas un complot contre toi. » lâcha-t-elle avant de lever les deux mains en l’air tel un criminel. « Mais si t’as besoin de râler sur Ziel fais toi plaisir hein, je suis tout ouie. » Non, décidément, elle n’arrivait pas à ne pas se moquer de la situation.