Encore un verre ?!

Tu sais quelle question tu vas lui poser. Tu le sais dès le début de ce jeu. Tu sais aussi celle que tu poseras après. Et celle qui suivra encore. Les jeux inhabituels, ce sont ceux auxquels tu joues le plus dans la vie de tous les jours. Ce sont les normes qui te sont inconnues, ce sont ces gens qui se regardent en souriant niaisement, en demandant à l'autre quelle couleur il préfère, et pourquoi le rouge ?

C'est toujours le rouge. Toi, cette couleur te terrifie, elle hante tes nuits. Elle hante tes jours. Le rouge, ce sang qui bouillonne. Ce sang qui gonfle tes veines lorsque tu perds le contrôle, qui revêtait les murs lorsque Sam et toi étiez enfant. Un sang innocent, qui a effacé les larmes, les sentiments, la bonne santé. Qui n'a pas laissé place aux éclats de rire, qui n'a pas laissé place aux bons moments en famille, aux parties de chat, aux belles pensées. Qui n'a pas laissé place aux rêves.

Et voilà que tu te trouves à jouer avec cette femme. Voilà que soudainement, tu te mets à rêver. Voilà que soudainement, tu oublies le rouge. Seul ces nuances de marrons restent, celles de ses yeux. Tu te laisses bercer par un jeu qui, bien que rythmé et inhabituel, est réconfortant. Tu te reposes sur un petit nuage, tu joues. Comme un enfant, tu fais tout ce que tu n'as pas pu faire avant. Tu laisses les apparences de côté, prêt à lui dévoiler toutes tes blessures, toutes tes craintes, toutes tes faiblesses. Prêt à dévoiler à cette parfaite inconnue qui est Ezequiel Curtis, qui est cet homme qui arpente les rues tardivement le soir, capuche sur la tête, les poings ensanglantés. Qui est cet homme qui fait tout autant de ravage en cuisine. Qui est cet homme qui regarde tendrement sa soeur, avec un beau sourire, alors même qu'il sent bien qu'il se perd de plus en plus. Et que Sam finira par perdre son frère. Parce que tu le sais, que cette petite flamme qu'est ta vie s'éteint petit-à-petit. Tu sais qu'un jour, tu disparaitras. Tu sais que Sam vivra plus longtemps que toi. Et tu as toujours espéré que ta disparition la soulagera d'un poids.

Mais Kaela. Ce petit bout de femme, que tu ne connais pas, et qui ne te connait pas non plus, arrive à raviver ce petit brasier. Avec son sourire, son mordant, l'amusement que la situation semble lui procurer. Ce plaisir simple qu'elle est en train de prendre, et que tu partages. Une situation normale au final, de deux personnes qui partagent un bon sentiment, et qui souhaitent passer du bon temps. Elle te redonne espoir. Elle te redonne envie de croire en la vie, en un futur meilleur, en Sam, en chaque personne qui t'entoure. Elle te donne envie de croire en toi. Au moins un petit peu. Elle te donne envie d'être toi, d'être réellement Ezequiel aux yeux d'au moins une personne. Elle.

Tu regardes ton verre de bière avec un petit sourire. Tu n'as pas spécialement envie de te rassurer en te disant que cette euphorie que tu ressens à l'instant est dû à l'alcool. Tu sais que c'est faux dans tous les cas. Croire. Même un petit instant, c'est agréable. Tu touches du bout du doigt ce que peut-être une vie normale, un rêve. Même si ce n'est qu'une illusion, tu te sens bien.

"Oui, c'est agréable de passer du bon temps avec toi Kaela."

Tu fais rapidement tourner la chope de bière, puis l'attrapes, et la portes une nouvelle fois à tes lèvres, prenant garde à ne pas répartir la mousse sur ces dernières :

"J'y ai échappé, mais je ne suis pas sûr que toi, tu en sortiras indemne cette fois-ci... Mademoiselle petite tête...

Tu t'avances une nouvelle fois, saisit sa main, et la caresse délicatement, du bout des doigts. Tu la retournes, laissant apparaitre sa paume. Tu suis les lignes de sa main, avec un faux air concentré. Une petit mèche te barre les yeux, ta tête étant légèrement penché pour renforcer ta fausse concentration.

"Tu sais, je suis très doué pour lire dans les lignes de la main... Et je vois que mademoiselle p'tit tête cache un très grand secret... Quel est-il ?"

Un grand sourire habille alors tes lèvres. Tu n'as pas pris la peine de passer les vitesses petit-à-petit. Tu as conscience que tu viens de donner un grand coup d'accélération. Mais c'est justement ça qui est amusant.

Tu lâches un petit rire suite à sa réponse. Ce qui est agréable avec ce jeu, c'est que même une le silence donne des informations précieuses. Qu'est-ce qu'elle peut bien cacher d'aussi important pour ne pas te mettre au courant ? Elle a le droit à sa zone d'intimité, évidemment. Mais ta curiosité est piquée. Ton regard en témoigne.

Son visage s'est assombri pendant quelques instants. Tu ignores quelle corde sensible tu as fait vibré, mais une partie de toi est inquiet du son qu'elle a émit. Elle sait que tu es des bones. Elle connait le danger que tu représentes. Enfin, non. Toi, tu n'es pas réellement dangereux. Ce sont les fous furieux qui te commandent qui le sont. L'ombre qui a voilé son regard pendant quelques instants, tu ne la connais que trop bien. Une partie d'elle te protège. De quoi ? C'est ce que tu aimerais savoir. Tu lâches sa main, un sourire satisfait sur les lèvres.

"J'en étais sûr ! Il faut aussi dire que je n'y suis pas allé de main morte..."

Tu saisis la carte qui se dresse fièrement au centre de la table. Tes yeux se perdent au milieu des diverses plats. Puis regardes rapidement ce qu'il se trame dehors. Les gens ne sont pas habillés si chaudement que ça. Il faut aussi dire que, pour l'instant, l'hiver n'est pas spécialement rude. Mais vous savez ce que les vieux disent : "Noël au balcon, Pâques au tison !". Tu n'aimes pas cette expression. Elle te casse la tête, ils auraient franchement pu être plus clair... Il a fallu qu'il reste dans cette étrange ambiguïté. Tu n'aimes vraiment pas les dictons de grand-mère.

Enfin bref. Sans un mot, ton doigt arpente la carte, et s'arrête sur un plat, simple. Tu tends la carte à Kae, et l'invites à choisir un plat. C'est toi qui payes de toute façon. Elle finit par s'executer après de longues négociations. Elle n'a pas vraiment le choix de toute façon. Tu commandes, vous attendez patiemment le serveur en vous perdant dans des discussions futiles.

Les plats sont devant vous. Tu saisis doucement la fourchette, et la contemple en souriant. Puis, tu la pointes en direction de Kaela, traçant de petits cercles avec. Tu aimes faire durer le suspens, c'est plutôt satisfaisant. Puis, si elle ne voulait pas être dans cette situation, elle n'avait qu'à répondre après tout ! Ton sourire conserve son éclat malicieux, tandis que tu te décides enfin à parler  :

"T'sais Kaela, c'est probablement parce que j'suis un mec chelou davantage dirigé par ses hormones que par la matière grise qu'il a dans le cerveau, mais j'aimerai beaucoup qu'une belle jeune femme m'aide à tenir cette si lourde fourchette."

Bon. Ton humour peut être un peu spécial de temps à autre, tu l'admets. Mais ça t'amuse de le tourner de la sorte, ça rajoute du piment à la discussion.

"En vrai, c'est presque plus gênant pour moi que pour toi, je te rassure. Mais c'est le jeu, ce n'est pas drôle si tu es la seule à être dans la mouise. Nourris-moi, Kaela. "

Tu lâches encore une fois un rire. Il faut bien l'avouer, tu passes réellement du bon temps avec elle. Tu n'as pas envie que ça s'arrête, pas en aussi bon chemin. Si cette soirée pouvait durer une éternité, tu ne dirais pas non. Loin de tous tes soucis, loin de tous tes démons, loin de tout ce qui chasse toutes les bonnes pensées que tu peux avoir à certains moments. A l'heure actuelle, tout est possible. Tu ne sais pas comment va se finir cette soirée, et tu trouves ça terriblement excitant. Tu as envie d'avoir des informations croustillantes avec elle, mais aussi de parler de choses sérieuses du monde qui vous entoure pendant des heures. Pourtant, tu détestes les débats. Tu veux que vous rigoliez parce qu'un pigeon s'est pris une vitre ensemble, tu veux que vous partagiez tous ces bons petits moments pleins d'innocence que tu n'as jamais pu avoir auparavant.

Décidement, elle te fait réellement rêver. Mais en attendant, tu dois te concentrer pour qu'elle vise bien ta bouche. C'est un jeu de coopération. Tu espères qu'elle fera tomber quelques tagliatelles, qu'elle aura du mal à les attraper de temps à autre. Ce serait fortement amusant.

"J'avais surtout peur que tu aies trop de mal à couper la viande ma belle. Déjà que là, tu risques d'avoir du mal d'entourer d'aussi longues pâtes autour d'une fourchette..."

Tu lui envoies un nouveau sourire taquin. Cependant, il y a un terme que tu n'as pas compris. Tu as l'habitude, tu n'as pas eu une enfance tendre. Tu n'as pas connu ce que les autres enfants ont pu connaitre...

"Excuse moi, mais c'est quoi faire l'avion ? Parce que pour moi, c'est plus ça"

Tu troques ton sourire taquin par une mine enfantine. Tu as clairement laissé ta fierté à l'extérieur. Elle n'a rien à faire dans un date aussi sérieux que celui-ci. Tu étends tes bras, et commences à imiter l'avion, faisant vibrer tes lèvres. Tu éclates de rire. Sincèrement cette fois-ci, ça fait longtemps que tu n'avais pas ris de la sorte. Aucune malice, aucune ironique. Juste un amusement, sincère.

"Mon Dieu Kaela, ce que tu as l'air bête en tenant cette fourchette en l'air depuis tout à l'heure. Et oui, je dis ça alors que je viens d'imiter un avion.

Tu ouvres grand la bouche, en t'executant : "Aaaaaaaaah"

Si elle s'attendait à ce que tu renverses totalement la situation, elle va être déçu. Tu as juste envie de t'amuser, vous ne faites pas du freestyle. Il y a un temps pour tout : là, tu veux jouer, comme un enfant. C'est ce qui sera le plus gênant.

Bon sang, elle aussi, elle te fait rire. Et tu es heureux d'avoir tirer une joie aussi sincère de sa part. Vous avez vraiment l'air de deux idiots, mais pour une fois, tu te fiches de ce dont tu as l'air, tant que tu lui plais à elle. Tu ne te reconnais réellement pas. Ou du moins, tu te redécouvres. Et tu préfères cette facette là de toi, est-ce que nous appelons l'enfant intérieur ? Est-ce lui que tu rencontres en ce moment ? Si c'est ça, enchanté p'tit gars. Je suis désolé de tout ce que tu as dû encaisser. Je suis désolé que tu n'aies jamais réellement exister. Tu as le droit de vivre, maintenant. Tu as le droit de rire, avec Kae et moi. Tu es en sécurité, ici.

Voilà que tu te parles à toi-même. Rien à voir avec le Ezequiel dont tu as l'habitude. Elle est machiavélique, elle t'a ensorcelée. C'est sûrement ça. Et si c'est le cas, tu t'en fiches, c'est agréable. Qu'elle continue à tester ses sortilèges sur toi. Qui sait, peut-être que ça te permettra de te libérer de tes chaines.

Tu savoures le doux goût du saumon dans ta bouche, et te laisses tomber contre le dossier de ta chaise, faisant rouler tes yeux.

"Doux Jésus, j'adore le saumon ! C'est vraiment un de mes mets favoris."

Hopla, une information futile au passage. Il faut bien qu'elle connaisse tes goûts les plus basiques, tout de même. Cela reste important. D'ailleurs, elle aussi à commander quelque chose avec du saumon à l'intérieur. Cela vous fait un point commun de plus ! Tu commences vraiment à penser à l'envers, et le plus étrange, c'est que ce n'est clairement pas de la faute de l'alcool. L'effet Kaela, il devrait être comptabilisé dans les effets scientifiques, entre la gravité, et la loi de l'attraction.

"Et du coup, ça sert à quoi de faire l'avion ? C'est sorti d'où ?"

Elle ne sait probablement pas, mais ça fait un peu de discussion pendant qu'elle te nourrit. Tu bloques les pensées qui sortent tout droit de ton esprit tout tordu. Tout vient beaucoup trop rapidement, ce soir.

"Tu peux poser ta prochaine question tout en me nourrissant tu sais ? A moins que tu déclares déjà forfait~"

Tu finis rapidement ta bière, à son regard, tu as bien compris qu'elle aussi voulait en boire. Elle est probablement trop polie pour te devancer dans la prise de commande.

Les parents inventent vraiment de drôles de concept pour faire bouffer leur gosse. Cela te fait un peu penser aux publicités, parfois, on dirait que les chargés de com ont paniqué, et qu'ils ont balancé un scénario au pif en se disant : Plus c'est gros, plus ça passe ! Eh bien les parents, c'est la même chose. Sauf que là, on l'accepte. On ne se moque pas d'eux, contrairement aux publicités. Pourtant, les scènes doivent être tout autant ridicule.

Puis la question tombe. Et là, tu t'arrêtes de macher. Celle-là, tu ne t'y attendais pas. Tu ne sais même plus ce qu'il y a dedans exactement. Certaines choses se sont effacés à ta majorité, mais il doit tout de même rester quelques traces. Tu étais juste trop bourré quand on t'a arrêté pour te souvenir exactement des faits... Tu ne fléchiras pas sur cette question, parce que c'est relativement simple d'y répondre. Tu vas juste devoir réfléchir quelques instants pour te souvenir des faits.

"Hmm... Contrairement à ce qu'on pourrait croire, je n'ai pas un casier judiciaire chargé. Je suis relativement discret comme garçon. Je l'étais moi quand j'étais enfant, mais ça n'est plus inscrit dans mon casier judiciaire. J'ai principalement des faits de violence sur la voix publique. Et c'est tout, je crois. En même temps, il n'y a pas grand chose qui est condamnable dans ce que je fais, je ne tue, ni torture personne !"

Tu as dit ça avec un grand sourire. Tu réfléchis encore quelques instants, mais rien ne te vient à l'esprit.

"Très franchement, il est possible que j'oublie certaines choses. Les trois-quart des mes arrestations, j'étais soit totalement torché, soit j'ai fini à l'hôpital parce que je suis tombé face à plus fort que moi. J'étais donc un peu assommé au moment des faits."

Tu finis par reprendre la fourchette. Il faut qu'elle mange, ça va être froid sinon.

"Merci maman Kaela, en me nourrissant, j'ai pu prendre des forces ! Je peux porter fourchette trop lourde maintenant ! Plus sérieusement, la réponse te convient ?"